Massacres en pays bamiléké
Extrait de La
Françafrique. Le plus long scandale de la République de François-Xavier
Verschave (Stock, 1999), pp.99-108
« Ils ont massacré de 300 à 400 000 personnes. Un vrai génocide. Ils
ont pratiquement anéanti la race. Sagaies contre armes automatiques. Les
Bamilékés n'avaient aucune chance. [...]
Les villages avaient été rasés, un peu comme Attila », témoigne le
pilote d'hélicoptère Max Bardet [1]. J'appris avec ces
phrases le massacre littéralement inouï d'une population camerounaise au
tournant des années soixante. Je m'attachai à en savoir davantage. Ce ne fut
pas facile, tant la terreur, là-bas, produit encore son effet. Ce n'est pas
terminé [2].
En 1938, de jeunes Camerounais formés à
l'école française créent la Jeucafra, Jeunesse camerounaise française [3]. Parmi eux, un certain
Ruben Um Nyobé, commis-greffier au tribunal de Yaoundé. Nettement pro-français,
ce mouvement se pique au jeu de la conférence de Brazzaville où, en 1944, le
général De Gaulle avait annoncé des libertés politiques nouvelles pour les
peuples de l'Empire colonial [4].
Au même moment débouche le mouvement de
syndicalisation suscité par des salariés français expatriés, travaillant dans
l'enseignement et les chemins de fer [5]. Ce mouvement est
proche de la CGT française, à laquelle adhéraient la plupart de ses
initiateurs. Il aboutit en décembre 1944 à la création de l'Union des syndicats
confédérés du Cameroun (USCC). Ruben Um Nyobé s'y inscrit, avec plusieurs de
ses amis.
L'injustice sociale et politique est
alors criante. Les colonies ont connu l'« effort de guerre »,
l'austérité et une forte hausse des prix. A la Libération, les salaires des
fonctionnaires de nationalité française sont augmentés, ceux des camerounais
restent bloqués : la ségrégation continue ! Anticipant sur les libertés promises, la
Jeucafra exige l'impossible : la liberté de parole et de presse, la
participation des autochtones à la gestion des affaires publiques, etc. Comme en Algérie, au Sénégal, ou plus tard à
Madagascar, le refus est brutal : lors d'une grève le 27 septembre 1945,
une bande de colons armés tirent sur une manifestation d'Africains. Il y a au
minimum soixante morts [6]. Ainsi restauré,
l'« ordre » colonial engendre des frustrations considérables.
En mars
1947, la Jeucafra se fond dans un front anticolonialiste, le Racam
(Rassemblement camerounais), qui réclame carrément la création d'un État
camerounais. Après la guerre 1914-18, le Kamerun détenu par l'Allemagne vaincue
s'était vu placé par la Société des nations sous un double mandat : la
tutelle de la France, pour la majeure partie du territoire, et celle de la
Grande-Bretagne, pour la région Ouest limitrophe du Nigeria. Le Racam demande
tout simplement la fin des mandats tutélaires, en application de la charte des
Nations unies, et la réunification du Kamerun. On l'interdit au bout de deux
mois.
Ce n'est que partie remise. Avec les
mêmes revendications, Ruben Um Nyobé fonde le 10 avril 1948 l'Union des
populations du Cameroun (UPC). Celle-ci adhère bientôt au Rassemblement
démocratique africain (RDA), créé par l'Ivoirien Houphouët-Boigny. Pour
l'administration coloniale, pas de doute : non seulement la revendication
d'indépendance sent le soufre, mais les fréquentations cégétistes d'Um Nyobé et
l'adhésion de l'UPC au RDA portent la marque du complot communiste
international. Certes, les députés du RDA à Paris se sont apparentés un temps
au groupe communiste, avant d'être récupérés par le parti charnière de François
Mitterrand, l'UDSR. Mais quand on voit l'évolution ultérieure d'Houphouët [7]... Un
multimilliardaire, pas vraiment rouge !
L'amalgame indépendantisme-communisme,
plus ou moins délibéré, parfois machiavélique, fera des ravages. Bien qu'Um
Nyobé ait toujours nié la filiation communiste de l'UPC [8], le dynamisme de ce
parti naissant lui vaudra très vite d'être la cible d'une croisade - pour la « défense du monde libre »,
contre le » péril rouge ».
C'est la politique sans nuances du Haut-commissaire du Cameroun, André
Soucadaux (1949-54). En face, Ruben Um Nyobé tient des propos qui font songer à
son contemporain Mandela - ce Mandela qu'il aurait pu être :
« Les
colonialistes ne veulent pas admettre qu'un Noir soit l'égal d'un Blanc. Cette
conception se manifeste dans le domaine social, dans l'échelle des salaires,
dans le traitement médical, dans le logement, dans la justice et hélas, à
l'Église. Quelle est alors l'âme éprise de liberté qui resterait insensible
devant ce fait révoltant d'un étranger qui traite les enfants de la terre comme
des hommes de seconde zone ? La doctrine coloniale n'a jamais cessé de
proclamer que le Blanc est un être supérieur et que le Noir, spécialement, ne
possède que des capacités limitées [...]. Une telle façon de ne rien faire pour
modérer, sauf cas exceptionnel, la discrimination raciale fait beaucoup pour
renforcer notre méfiance et notre combativité [9]».
Un discours tellement vrai qu'il fait
« exploser le conflit entre le
système colonial et la condition faite au peuple camerounais [10]», observe le
politologue Achille Mbembe. L'UPC attire la population pauvre des grandes
villes, Douala en particulier. Elle convainc aussi une partie des élites. Elle
s'implante progressivement à travers tout le Cameroun, mais connaît deux zones
de prédilection.
Le pays bassa, dont est originaire Um
Nyobé, est resté très marqué par la pratique du travail forcé, auquel eut
recours la puissance coloniale pour la construction du chemin de fer et
d'autres infrastructures : le discours de l'enfant du pays est ressenti
comme une libération.
Mais c'est
en pays bamiléké que l'UPC connaît l'essor le plus considérable. Sa vitalité
est un exutoire à de vives tensions sociales. Dans cette région montagneuse, un
système coutumier rigide et une forte poussée démographique réduisent l'accès
aux terres cultivables. D'où une forte émigration, vers le port de Douala
notamment. Couplée à un remarquable esprit d'entreprise, cette expansion a tôt
accrédité l'idée d'un impérialisme bamiléké - un préjugé que ne manquera pas
d'exploiter le parti colonial. Un administrateur français, le chef de région
Hubert, préconise « la meilleure
action que nous puissions avoir » : « susciter des oppositions africaines et rendre la vie impossible aux
meneurs upécistes [11]». De fait, la
réaction à l'UPC ne tarde pas à s'organiser.
Dès la fin des années quarante, Jacques
Foccart tisse en Afrique ses réseaux gaullistes, si conservateurs qu'ils en
agacent le général De Gaulle lui-même, pourtant très attaché à l'Empire
français. Au Cameroun, le parti gaulliste, le RPF (Rassemblement du peuple français),
ne jure que par la répression [12]. Il est en
concurrence avec la coalition au pouvoir à Paris, la « troisième
force » ni communiste, ni gaulliste. Mais celle-ci est tout aussi hostile
que le RPF aux revendications de l'UPC.
Le Haut-commissaire Soucadaux introduit
les socialistes de la SFIO, tandis que Louis-Paul Aujoulat, secrétaire d'État à
la France d'Outre-Mer, missionne les démocrate-chrétiens du MRP. Les deux
partis suscitent ensemble un « Bloc des démocrates camerounais ».
Ils l'arriment aux structures coutumières conservatrices, aux régions (le Nord,
le Centre) ou aux ethnies (les Doualas par exemple) sensibles à l'épouvantail
bamiléké [13].
Le corps électoral étant très restreint et la fraude systématique, le
« Bloc » devance l'UPC aux élections de 1951 et 1952.
Ce résultat inique a pour effet de
dégoûter de la voie électorale le parti d'Um Nyobé. Ce qui lui vaut un grief
supplémentaire : le refus de la démocratie ! Le 13 juillet 1955, le Haut-commissaire
Roland Pré, successeur de Soucadaux, décrète l'interdiction de l'UPC sur
l'ensemble du territoire. Il lance un mandat d'arrêt contre Um Nyobé, pour
atteinte à la sûreté de l'État. Une seule issue est laissée aux
indépendantistes : le maquis.
En 1957, le nouveau Haut-commissaire
Pierre Messmer, tout en réaffirmant « le
maintien de la tutelle confiée à la France », tente une médiation via
un prélat camerounais : Mgr Thomas Mongo rencontre Um Nyobé. La
négociation tourne court. L'UPC, ancrée dans le mouvement mondial de refus du
colonialisme, n'est pas prête à céder sur l'essentiel : l'indépendance. La
position de l'Église catholique n'a pas facilité la tâche du médiateur :
elle est vivement hostile à l'UPC, dont le leader est de surcroît un fidèle
protestant. Dans une « lettre commune [14]», les évêques du
Cameroun avaient mis en garde leurs ouailles contre ce parti, en raison « de son attitude malveillante à l'égard de la
Mission catholique et de ses liens avec le communisme athée condamné par le
Souverain Pontife ». Ancien séminariste, le Premier ministre et leader
du Bloc des démocrates, André-Marie Mbida, dénonce la « clique de menteurs et de démagogues [15]» de l'UPC. A la même
époque, on observe une attitude tout à fait similaire de l'Église au Rwanda,
face aux partisans de l'indépendance.
Sous la
direction du très foccartien Maurice Delauney [16], que nous
retrouverons à maintes reprises, les troupes françaises durcissent la guerre
contre les maquisards. Commandés par le colonel Jean-Marie Lamberton et le
capitaine Georges Maîtrier, une vingtaine de pelotons de gendarmerie mobile
mènent sans états d'âme la chasse aux upécistes [17]. Une offensive
ciblée, menée par une troupe coloniale franco-tchado-camerounaise, permet
d'atteindre Ruben Um Nyobé dans son repaire et de l'abattre, le 13 septembre
1958. Certains prétendent qu'il a été livré par son conseiller Théodore Mayi
Matip : celui-ci, disparu du maquis au moment de l'attaque, n'a resurgi
qu'à la fin des hostilités, avant de rallier le régime mis en place par Paris
et d'être pendant vingt-cinq ans l'un des piliers du parti unique [18].
Car entre-temps le discours officiel a
changé, dès le début de 1958, avant même le retour de De Gaulle au pouvoir. Le
gouvernement français, empêtré en Algérie, veut couper l'herbe sous les pieds
de l'UPC. L'indépendance du Cameroun est annoncée pour le 1er janvier 1960. « Une indépendance fictive », répète à trois reprises le
ministre de l'Outre-mer Jacquet au Premier ministre camerounais Mbida [19]. Celui-ci, trop
clairement pro-français, est remplacé par Ahmadou Ahidjo. Il s'agit d'un homme
sûr, en faveur duquel le pouvoir colonial mettait depuis longtemps « des paquets de bulletins dans l'urne » [20]. Le 10 mai 1958, le
nouveau chef du gouvernement de Yaoundé expose son programme : « C'est avec la France que, une fois émancipé,
le Cameroun souhaite librement lier son destin pour voguer de concert sur les
mers souvent houleuses du monde d'aujourd'hui [21]».
Du Foccart avant la lettre ? Plutôt du Foccart dans le texte. Depuis 1947,
Jacques Foccart s'occupe des affaires franco-africaines au RPF. Il a déjà tissé
sa toile en Afrique, la quadrillant de sections du parti gaulliste. Il recourt
« à divers stratagèmes propres aux
organisations et sociétés secrètes : formation de réseaux de
renseignement, [...] enquête sur les
opinions politiques des administrateurs et fonctionnaires coloniaux, [...] tentatives de "noyautage" des
milieux d'affaires français installés en Afrique [22]». Foccart noue des
rapports personnels très étroits avec certains cadres africains [23]. Élu en 1950 à
l'Assemblée de l'Union française, il en préside la commission de Politique
générale, s'imposant comme le pivot de ce Parlement consultatif. Il a si vite
étendu l'emprise de ses réseaux que le 24 janvier 1951, au moment de rendre
compte de son dernier périple africain, le ministre de la France d'Outre-mer
François Mitterrand s'exclame en plein Conseil : « Je ne devrais pas dire que j'ai fait un tour dans l'Union
française, mais bien plutôt dans l'Union gaulliste » [24].
Membre de la
même Assemblée, Ahmadou Ahidjo a été remarqué par Foccart [25]. C'est devenu l'un de
ses points d'appui en Afrique, son favori pour le Cameroun. A l'Assemblée de
l'Union, on traite longuement du destin spécifique des pays sous mandat des
Nations unies, le Togo et le Cameroun. Le 10 mai 1958, le discours d'Ahidjo est
donc très « informé ».
Trois jours plus tard éclate à Alger le
complot du 13 mai qui, à Paris, ramène De Gaulle au pouvoir. De son propre
aveu, Foccart a été « l'homme-orchestre »
de ce complot multiforme, et il a gagné la partie [26]. Dans le sillage du
général, il met aussitôt la main sur les affaires franco-africaines.
L'UPC n'est pas d'accord avec le « destin lié » que propose Ahidjo
dans son discours-programme, elle ne se sent pas invitée à un « concert » ultra-marin avec la
puissance coloniale. Félix Moumié, un médecin, succède à Um Nyobé assassiné.
Implanté jusque là en pays bassa, le maquis upéciste gagne les montagnes du
pays bamiléké et forme l'Armée de libération nationale kamerunaise (ALNK), sous
le commandement de Martin Singap. Aux Nations unies, l'UPC est soutenue par une
majorité d'États africains et asiatiques.
Pour la combattre, le Cameroun dévolu à
l'ami Ahidjo se réfugie à peine indépendant dans les jupes de la France. Ahidjo
s'attribue les pleins pouvoirs, mais en remet aussitôt l'essentiel à la
métropole. Il signe des accords de défense, en partie placés sous le sceau du
secret, et des accords d'assistance militaire. Dans leur article 1er, ces
derniers confient officiellement à des personnels français le soin de « procéder à l'organisation, à l'encadrement
et à l'instruction des forces armées camerounaises [27]». Telles sont les
clauses avouées. Les clauses secrètes permettaient une ingérence plus massive
encore : tout simplement des interventions militaires directes.
Contre ce qu'il appelle les « bandes rebelles [28]», Jacques Foccart
suit au jour le jour l'évolution de la situation : il est le premier
destinataire du rapport quotidien du Sdece (Service de documentation extérieure
et de contre-espionnage, principal service secret français, rebaptisé
DGSE [29]
en 1982) ; à partir de 1960, son ami le colonel Maurice Robert crée le
service Afrique du Sdece, étroitement et exclusivement rattaché à Foccart [30]. Il est nécessaire,
pour la suite de cette histoire, de garder en mémoire cette constante :
jusqu'en 1974, depuis l'Élysée et ses bureaux annexes, Foccart tient
pratiquement tous les fils, officiels ou cachés, des relations
franco-africaines ; sous Giscard et Mitterrand, l'écheveau sera devenu tel
et les relais africains si bien rodés que l'influence officieuse restera
déterminante.
Aussitôt né, le Sdece-Afrique enfante et
instruit une filiale camerounaise, le Sédoc [31]: sous la direction de
Jean Fochivé, elle sera vite réputée pour sa sinistre « efficacité ».
On y torture à tour de bras. Côté police, un redoutable professionnel français,
Georges Conan, démontre ses talents - dont celui de multiplier les aveux et
dénonciations. Pour les affaires militaires, deux conseillers viennent encadrer
le président Ahidjo : le colonel Noiret et le capitaine Leroy [32]. L'ancien ministre
des Armées Pierre Guillaumat confirme : « Foccart a joué un rôle déterminant dans cette affaire. Il a maté la
révolte des Bamilékés avec Ahidjo et les services spéciaux [33]». Au passage, on
notera la présentation ethnique d'une révolte politique...
Foccart expédie au Cameroun une
véritable armée : cinq bataillons, un escadron blindé, des chasseurs
bombardiers T 26. A sa tête, un vétéran des guerres d'Indochine et
d'Algérie, le général Max Briand, surnommé « le Viking ». Sa
réputation le précède : en Extrême-Orient, ce colosse blond a commandé
durant deux ans le 22e RIC - les casseurs de
Viets [34].
Georges Chaffard décrit ainsi l'arrivée de Briand en pays bamiléké :
« Douze fois, le convoi de véhicules
doit s'arrêter, et l'escorte mettre pied à terre pour dégager la route. Ce sont
de véritables grappes humaines, sans armes, mais hostiles, qui barrent le
passage et s'agrippent aux voitures. Rarement insurrection a été aussi
populaire [35]».
Le général Briand se pose en rouleau-compresseur
et le colonel Lamberton en stratège. L'objectif, éradiquer l'UPC, est poursuivi
selon une double approche : d'un côté, les camps de regroupement, sous
l'autorité de « capitas » (une variété de kapos) ; de l'autre, la politique de la terre brûlée. La lutte
anti-guérilla menée par les commandos coloniaux [36] est d'une brutalité
inouïe. Vagues d'hélicoptères, napalm : c'est une préfiguration de la
guerre du Vietnam que se jouent les vétérans d'Indochine. Leur rage est
d'autant plus grande que les maquisards, opérant presque à mains nues - mais
sur plusieurs fronts - remportent des succès ponctuels.
Charles Van
de Lanoitte, qui fut de longues années correspondant de Reuter à Douala, parle
de 40 000 morts en pays bassa, en 1960-61 : 156 Oradour, autant de
villages totalement détruits avec ceux qui n'avaient pu les fuir [37].
Le journaliste décrit aussi « le régime effroyable des camps de tortures
et d'extermination » dont il a été « le témoin horrifié » :
« Quelques exemples de
tortures :
La Balançoire : les
patients, tous menottés les mains derrière le dos et entièrement nus, dans une
pièce à peine éclairée, sont tout à tour attachés, la tête en bas, par les deux
gros orteils, avec des fils de fer qu'on serre avec des tenailles, et les
cuisses largement écartées. On imprime alors un long mouvement de balançoire,
sur une trajectoire de 8 à 10 mètres. A chaque bout, un policier ou un
militaire, muni de la longue chicotte rigide d'un mètre, frappe, d'abord les
fesses, puis le ventre, visant spécialement les parties sexuelles, puis le
visage, la bouche, les yeux. [...] Le sang gicle jusque sur les murs et se
répand de tous côtés. Si l'homme est évanoui, on le ranime avec un seau d'eau
en plein visage. [...] L'homme est mourant quand on le détache. Et l'on passe
au suivant...
Vers trois heures du matin, un camion
militaire emmène au cimetière les cadavres. [...] Une équipe de prisonniers les
enterre, nus et sanglants, dans un grand trou. [...] Si un des malheureux
respire encore, on l'enterre vivant...
Le Bac en ciment : les prisonniers, nus, sont enchaînés accroupis
dans des bacs en ciment avec de l'eau glacée jusqu'aux narines, pendant des
jours et des jours. [...] Un système perfectionné de fils électriques permet de
faire passer des décharges de courant dans l'eau des bacs. [...] Un certain
nombre de fois dans la nuit, un des geôliers, "pour s'amuser", met le
contact. On entend alors des hurlements de damnés, qui glacent de terreur les
habitants loin à la ronde. Les malheureux, dans leurs bacs de ciment, deviennent fous !...
Oui j'affirme que cela se passe depuis
des années, notamment au camp de torture et d'extermination de Manengouba
(Nkongsamba) ».
Le fil conducteur est évident :
l'Indochine, l'Algérie, le Cameroun... jusqu'à ces camps de torture au Rwanda
d'avant le génocide, que décrit Jean Carbonare. L'impunité encourage la
reconduction.
Pendant ce temps, les
« services » camerounais et français font des ravages dans les
milieux upécistes. Le Sédoc se charge du tout venant : il fait arrêter des
milliers de « suspects », et les conduit dans les camps ci-dessus
évoqués... Au Sdece reviennent les têtes pensantes : le 15 octobre 1960, à
Genève, l'un des ses agents empoisonne au thallium le chef de l'UPC Félix
Moumié. Constantin Melnik, responsable des Services secrets auprès du Premier
ministre Michel Debré, explique qu'une telle opération « Homo »
(comme homicide) ne pouvait être déclenchée que par l'Elysée, c'est-à-dire au
moins par Jacques Foccart [38].
C'est à un
ami sexagénaire, le Franco-Suisse William Bechtel, alias « Grand
Bill », que Foccart confie l'opération. William et Jacques se retrouvent
régulièrement à Cercottes sur le terrain d'entraînement des réservistes du
Sdece. Bechtel est un anticommuniste de choc, ancien commando d'Indochine et
chargé du maintien de l'ordre chez Simca, contre la CGT. On imagine les
arguments que Foccart a trouvés pour le convaincre, du genre « l'UPC égale
le Viêt-minh ».
Se faisant passer pour un journaliste
suisse, Bechtel approche Moumié au Ghana, sympathise avec lui, puis le retrouve
lors d'un déplacement à Genève. Il le convie à dîner au restaurant Le plat d'argent, la veille du jour où
le chef de l'UPC doit reprendre l'avion pour l'Afrique : c'est là-bas que
la cible est censée mourir, loin de toute police scientifique et de la presse
occidentale. Comme Moumié ne boit pas le pastis empoisonné, Bechtel verse du
thallium dans un verre de vin. Mais, assoiffé par la discussion qui suit le
repas, Moumié finit par avaler le pastis d'un trait. La double dose accélère l'effet
du poison. Vers la fin de la nuit, le leader camerounais se fait transporter à
l'hôpital, où il meurt dans d'atroces souffrances, non sans avoir diagnostiqué
son propre empoisonnement et l'avoir dit au personnel soignant.
Son assassin se réfugie sur la Côte
d'Azur, dans une villa louée par le Sdece. Durant quinze ans, il échappera au
mandat d'arrêt international tardivement lancé par la Suisse. Arrêté à
Bruxelles en 1975, extradé, il sera acquitté en 1980. Au bénéfice du doute...
et des extraordinaires pressions exercées par l'Élysée [39]. En 1995, Foccart
n'avait toujours aucun regret de l'élimination de Moumié : « Je ne crois pas que cela ait été une
erreur [40]».
Le chef de l'UPC n'a pu préparer sa
succession. Une direction bicéphale se met en place : Abel Kingue en exil
(au Ghana), Ernest Ouandié dans le maquis. Les combats, et les massacres de
villageois par les troupes franco-camerounaises, durent jusqu'en 1963. Ouandié
conserve un noyau de maquisards jusqu'en août 1970. Il est trahi à son tour
lors d'un déplacement organisé par l'évêque de Nkongsamba en personne, Mgr
Albert Ndongmo, qui l'a transporté dans sa 404 Peugeot [41]. Arrêté, il est
fusillé sur la place publique de Bafoussam en janvier 1971. La guérilla d'une
autre branche de l'UPC, installée dans les forêts du Sud-Est camerounais à
partir du Congo voisin, n'a pas eu meilleur sort : elle a été décimée en
1966, son leader Afana Osendé a été décapité, et sa tête ramenée à
Yaoundé [42].
Côté français, le colonel Lamberton
concevait cette guerre civile comme une façon de résoudre le « problème
bamiléké » [43]. A la lumière de ce
qui s'est passé au Rwanda de 1959 à 1994, il n'est vraiment pas inutile de
relire ce qu'écrivait de ce « problème », en 1960, l'officier
français qui fut chargé de le « traiter » :
« Le Cameroun s'engage sur les
chemins de l'indépendance avec, dans sa chaussure, un caillou bien gênant. Ce
caillou, c'est la présence d'une minorité ethnique : les Bamiléké, en
proie à des convulsions dont l'origine ni les causes ne sont claires pour personne.
[...] Qu'un groupe de populations nègres réunisse tant de facteurs de puissance
et de cohésion n'est pas si banal en Afrique Centrale [...]. L'histoire obscure
des Bamiléké n'aurait d'autre intérêt qu'anecdotique si elle ne montrait à quel
point ce peuple est étranger au Cameroun [44]».
Cela ressemble furieusement à la
construction raciste de la menace tutsie ! Il n'est pas question de
laisser les « Camerounais authentiques » (les non-Bamilékés) se
charger seuls de soumettre ces « étrangers » conscients et
solidaires :
« Sans doute le Cameroun est-il
désormais libre de suivre une politique à sa guise et les problèmes Bamiléké
sont du ressort de son gouvernement. Mais la France ne saurait s'en
désintéresser : ne s'est-elle pas engagée à guider les premiers pas du
jeune État et ces problèmes, ne les lui a-t-elle pas légués non résolus ? [45]».
Mais le pompier de ce problème
incandescent n'est-il pas aussi le pyromane ? Selon le philosophe camerounais Sindjoun
Pokam, « c'est la France qui
produit, crée, invente le problème bamiléké et l'impose à notre conscience
historique. Derrière le problème bamiléké, il y a en vérité le problème
français qui s'exprime sous les espèces du conflit entre les intérêts de l'État
français et ceux du peuple camerounais [46]». De la même manière,
il y avait le problème belge derrière le problème hutu-tutsi : les
querelles Flamands-Wallons, entre autres, ainsi que des enjeux financiers et
religieux.
C'est en tout cas le moment de rappeler
la maxime du plus célèbre des colonisateurs français, le maréchal Lyautey : « S'il y a des mœurs et des coutumes à
respecter, il y a aussi des haines et des rivalités qu'il faut démêler et
utiliser à notre profit, en opposant les unes aux autres, en nous appuyant sur
les unes pour mieux vaincre les autres [47]».
Depuis 1984, je compte parmi les
Français plutôt bien informés sur l'Afrique. C'est seulement en 1993 que j'ai
pris connaissance des massacres français au Cameroun [48]. Pourtant, ce crime
de guerre à relents racistes, si ample et si prolongé, est proche du crime
contre l'humanité. Décrire et faire connaître ce premier grand crime foccartien
est indispensable à l'intégrité d'une mémoire française. Comprendre pourquoi la
presse n'en a rien dit, et comment il a pu être si longtemps ignoré, ne serait
pas sans enseignements sur les contraintes et tentations des correspondants
français en Afrique. L'étude reste à faire...
Les massacres commis par l'armée
française ont aussi bénéficié, il faut le reconnaître, d'une conjoncture
médiatique très propice : de 1960 à la fin de 1962, l'attention de
l'opinion hexagonale est captivée par l'issue mouvementée du conflit algérien.
La proximité d'un drame qui concerne un million de nationaux, les Pieds-noirs,
occulte les cris d'horreur qui s'échappent difficilement d'une Afrique
équatoriale à faible immigration française. En métropole, l'opinion n'a
d'ailleurs jamais eu qu'un infime écho des massacres coloniaux. Depuis la
Libération, leurs auteurs poursuivaient leur besogne en toute quiétude :
Sétif, Hanoi, Madagascar... [49]
[1]. Max Bardet
et Nina Thellier, O.K. Cargo !,
Grasset, 1988.
[2]. Le chiffre
même annoncé par Max Bardet demeure hypothétique tant que les survivants, avec
l'appui d'historiens camerounais et étrangers, se sentiront interdits d'évoquer
l'horreur. Ce sentiment, qui dure depuis plus d'un tiers de siècle, témoigne à
lui seul de l'ampleur du massacre.
[3]. Pour la
genèse du nationalisme camerounais, cf. Dieudonné Oyono, Avec ou sans la France ? La
politique africaine du Cameroun depuis 1960, L'Harmattan, 1990,
p. 20-33.
[4]. Il ne
pouvait, à peine d'être débordé par les ambitions de ses alliés américain et
soviétique, leur laisser le monopole du discours de libération.
[5]. Donnat,
Jacquot, Lalaurie, Soulier.
[6]. Cf. Yves
Benot, Massacres coloniaux, La Découverte,
1994, p. 78-79.
[7]. Cette
évolution conduira évidemment l'UPC à quitter le RDA.
[8]. Cf.
Dieudonné Oyono, op. cit., p. 22, note 27.
[9]. Ruben Um
Nyobé, Le problème national camerounais
(discours rassemblés par Achille Mbembé), L'Harmattan, 1984, p. 23.
[10].
Introduction à Ruben Um Nyobé, op. cit., p. 49.
[11]. Cité par
Daniel Tessue, Polémique autour du
problème bamiléké, dans l'hebdomadaire camerounais La Nouvelle Expression, 11/07/1995.
[12]. Cf. Pierre
Péan, L'homme de l'ombre, Fayard,
1990, p. 199-200.
[13]. Contre
l'ANC de Mandela, le régime d'apartheid sud-africain dressera de même l'Inkatha du chef zoulou Buthelezi - futur
adhérent à... la filiale africaine de l'Internationale démocrate-chrétienne.
[14]. D'avril
1955. Citée par Dieudonné Oyono, op. cit., p. 30, note 44.
[15]. Discours
du 9 novembre 1957. Ibidem, p. 31.
[16]. Futur
maire de Cannes.
[17]. Cf. Pierre
Péan, op. cit., p. 316.
[18]. Cf.
Suzanne Kala-Lobe et Jean-Claude Abena, Sans
eux, pas d'unité ?, in Jeune
Afrique Économie, 02/1992. Daniel Um Nyobé, fils de Ruben, m'a fourni aussi
de précieuses indications. Le journal d'Um Nyobé est consigné dans les archives
de l'armée française. Ne serait-il pas temps de rendre plus accessible ce
document essentiel de l'histoire du Cameroun ?
[19].
Déclaration en date du 27/02/1958. Citée par Dieudonné Oyono, op. cit.,
p. 37.
[20]. Selon
l'ambassadeur Guy Georgy, qui commanda la région Nord du Cameroun de 1951 à
1955.
[21]. Discours
du 10 mai 1958. Ibidem, p. 31.
[22]. Robert
Bourgi, Le général de Gaulle et l'Afrique
noire, 1940-1969, Université de Paris I, thèse de doctorat d'État en
sciences politiques, 1978, p. 50. L'auteur n'est pas un quelconque
calomniateur : c'est le fils d'un très grand ami de Foccart, et il
deviendra son homme de confiance.
[23]. Cf.
Bernard K. Yao, Jacques Foccart :
homme d'influence, acteur incontournable de la politique africaine de la France,
in Revue juridique et politique,
01/1996, p. 69.
[24]. Le trait
n'est pas certain : il est rapporté par... Jacques Foccart, dans sa Lettre à l'Union française hebdomadaire
(25/01/1951). Cf. Pierre Péan, L'homme de
l'ombre, op. cit., p. 188.
[25]. Foccart parle, I, p. 87-89 et 95.
[26]. Cf. Pierre
Péan, op. cit., p. 224-234.
[27]. Cité par
Dieudonné Oyono, op. cit., p. 42.
[28]. Foccart parle, I, p. 206.
[29]. Direction
générale de la sécurité extérieure.
[30]. Et comme
si cela ne suffisait pas, il double ce service par un réseau d'honorables
correspondants, « Jimbo », animé par Marcel Chaumien. Cf. Pierre
Péan, op. cit., p. 290 et 292.
[31]. Plus
précisément le SDESC, Service de documentation et d'études de la sécurité
camerounaise, qui deviendra ensuite le DIRDOC. Cf. Roger Faligot et Pascal
Krop, La piscine, Seuil, 1985,
p. 236.
[32]. Cf. Foccart parle, I, p. 208 ;
Roger Faligot et Pascal Krop, op. cit., p. 236 ; Pierre Péan, op.
cit., p. 316 ; Pascal Krop, Le
génocide franco-africain, JC Lattès, 1994, p. 33.
[33]. Cité par
Pierre Péan, op. cit., p. 284.
[34]. Roger
Faligot et Pascal Krop, op. cit., p. 238.
[35]. Les Carnets de la décolonisation. Cité
par Pierre Péan, op. cit., p. 285.
[36]. Commandés
par des Français et composés de « tirailleurs » de diverses
nationalités - dont des Tchadiens et, bien sûr, une proportion grandissante de
Camerounais.
[37]. Lettre
ouverte à Georges Pompidou, citée par Mongo Beti, Main basse sur le Cameroun, Maspero, 1972. Jusqu'à aujourd'hui, il
a été impossible (à ma connaissance) de procéder à un décompte quelque peu
précis du nombre des victimes de l'éradication de l'UPC en pays bamiléké. Dans
l’évocation de cette tragédie, Mongo Beti a été un précurseur. Plusieurs des
sources citées plus haut sont redevables de ses travaux.
[38]. La mort était leur mission, Plon, 1996,
p. 199-200. Melnik lui-même n'a pas d'état d'âme : les « Sékou Touré, Moumié ou Lumumba [...] lui paraissaient des petits Lénine ou de
minuscules Hitler » (p. 200).
[39]. Cf. Pierre
Péan, op. cit., p. 286-287 et 290 ; Constantin Melnik, op. cit.,
p. 197-202 ; Roger Faligot et Pascal Krop, op. cit., p. 239-246.
[40]. Réponse à
une question de Pierre Péan, in Jeune
Afrique du 16/02/1995.
[41]. Cf. Adolphe
Makembe Tollo, L'aile armée de l'UPC,
in Jeune Afrique Économie, 02/1992.
L'auteur était encore dans le maquis à cette époque. Il laisse entendre que Mgr
Ndongmo, qui passait pour un sympathisant de l'UPC, aurait lui-même trahi
Ouandié.
[42]. Cf. Abel Eyinga,
L'UPC : une révolution
manquée ?, Éd. Chaka, p. 137-138. Osendé était docteur en
économie, spécialiste du développement.
[43]. Cf. France-Cameroun, Croisement dangereux,
Agir ici et Survie/L'Harmattan, 1996, p. 78-79.
[44]. Jean-Marie
Lamberton, Les Bamilékés dans le Cameroun
d'aujourd'hui, in Revue de Défense
Nationale, Paris, mars 1960. Cité par : Collectif "Changer le
Cameroun", Le Cameroun éclaté ?
Anthologie commentée des revendications ethniques, Éditions C3, Yaoundé,
p. 53-57.
[45]. Ibidem,
p. 54.
[46]. Cité par
Daniel Tessue, Polémique autour du
problème bamiléké, in La Nouvelle
Expression, 11/07/1995.
[47]. In Daniel Tessue, art. cité.
[48]. Je n'avais
évidemment pas lu tous les ouvrages spécialisés - une vie n'y suffirait pas.
Les signaux qui auraient pu me conduire, par exemple, aux travaux pionniers
d'Achille Mbembe sur le sujet demeuraient rares ou faibles.
[49]. Cf.
l'ouvrage pionnier d'Yves Benot, Massacres
coloniaux, La Découverte, 1994.
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