dimitri mbouwe
Jacques Bouveresse s'interrogeant
sur l'engouement suspect des intellectuels français pour Karl Popperécrivait ceci :
Si l'on se
demande pourquoi Popper, après avoir
été si longtemps et aussi systématiquement ignoré par la philosophie et
l'épistémologie françaises contemporaines, bénéficie depuis quelques années
d'un véritable succès de mode, il est à craindre que la réponse doive être
cherchée non pas dans une conversion soudaine et inespérée à ce qu'il appelle
le " réalisme critique ", mais plutôt par le fait que,
après plusieurs décennies de dogmatisme philosophique et politique effréné, il
donne aux milieux intellectuels français l'occasion de s'offrir à bon compte
une cure de scepticisme indifférencié et radical, qui ne risque pas de mettre
en danger les convictions foncièrement irrationalistes qui continuent à y
régner.(1)
En peu de
mots l'essentiel est dit. Ajoutons que des raisons proprement politiques, liées
à la conjoncture, entraient et entrent toujours dans cette apologie du
" popperisme " que nous proposent quelques philosophes et
autres " intellectuels " de haut vol qui ignorent tout des
questions fondamentales de l'épistémologie. La réfutation de la psychanalyse et
du marxisme en tant que sciences (en raison de leur caractère infalsifiable)
ainsi que la critique des ennemis de la " société ouverte "
convenaient particulièrement bien aux staliniens et maoïstes repentis qui
donnent le " la ". Mais ce n'était qu'un malentendu, un de
ces quiproquos qui alimentent les polémiques journalistiques. La lecture
de La connaissance objective(2) devrait permettre de dissiper
ces malentendus. L'article de Lucio Colletti" Lenin e Popper " permettait déjà de voir
clair, et de sortir des banalités convenues : en comparant les thèses
défendues à Popper à celle du Lénine de Matérialisme et
empiriocriticisme, Colletti ne
se livre pas à une provocation gratuite. Il se place au coeur des questions
philosophiques soulevées par Popper.
L'induction
et la connaissance conjecturale
C'est la
critique de l'induction qui constitue le centre de l'épistémologie de Popper. C'est elle qui constitue d'ailleurs la
justification centrale du fameux " test de Popper " permettant de délimiter les
théories scientifiques et les conceptions métaphysiques. Ce problème de
l'induction que Popper pense avoir
résolu, c'est encore ce qu'il appelle le problème de Hume.
Ce problème
est exposé complètement dans le Treatase of Human Nature (I, III,
sect. VI). Le problème sur lequel butte Hume est
le suivant : puisque nos idées de cause et d'effet dérivent de l'habitude
que nous avons que tel type d'événement soit suivi de tel autre type
d'événement et que, par ailleurs, nous n'avons aucune raison absolument
convaincante de croire que le futur sera pour l'essentiel semblable au passé,
comment la science est-elle possible ? Cette interrogation fut, on le
sait, celle qui réveilla Kant de
son " sommeil dogmatique ". Le
" scepticisme " de Hume prend
là son fondement. Popper donne une
réponse claire et assez convaincante, encore qu'elle ne soit pas aussi
originale que l'auteur semble le croire : on peut trouver quelque chose
qui s'en rapproche chez Kant et
l'épistémologie de Bachelard donne
elle aussi une réponse à cette question par sa critique systématique de
l'empirisme. La réponse dePopper tient
en deux thèses que je vais reformuler :
1. On ne
doit pas confondre le problème psychologique de l'induction et le problème
logique.
2. Il n'y a
pas d'induction, logiquement parlant, mais une méthode qu'on peut résumer par
hypothèse - test - correction qui ne laisse " survivre "
que les hypothèses qui passent avec succès les tests.
La thèse (2)
fonde une épistémologie " évolutionniste " sur laquelle on
revient plus loin.
La question
de savoir comment l'homme acquiert l'idée de cause ou l'idée de loi est une
question qui concerne la psychologie cognitive. Mais la solution à cette
question - si d'aventure nous la trouvions - ne nous dit rien de la validité
logique de l'induction. De la même manière que le fait que nous avons appris à
compter avec des bûchettes (pour les plus vieux d'entre nous !) ne nous
dit rien de la nature des nombres. Mais on doit tout de même remarquer que
cette distinction entre le niveau logique et le niveau psychologique dont Popper fait le point central de sa solution
au " problème de Hume "
- c'est elle qu'on retrouve plus loin dans la théorie des trois mondes
que Popper reprend à Frege - cette distinction donc est déjà chez
Kant. Il suffit de lire la Critique de la raison pure ou
les Prolégomènes pour le savoir. La question de
l'origine de l'expérience relève, dit Kant, de la " psychologie
empirique " (qui est une science de la nature) alors que la question
du contenu relève de la philosophie transcendantale. De même, la distinction
entre le sujet psychologique et le sujet transcendantal constitue la
distinction centrale de toute la philosophie critique, hors de laquelle il est
absolument impossible de comprendre le sens de la pensée de Kant. Popper reconnaît sa dette envers Kant :
Du point de
vue du réalisme du sens commun, une bonne partie de l'idée kantienne mériterait
d'être retenue. Les lois de la nature sont notre invention, elles sont des
produits de l'activité animale et humaine ; elles sont a priori du point
de vue génétique, bien qu'elles ne soient pas a priori valides. Nous essayons
de les imposer à la nature. Le plus souvent nous échouons et nous périssons
avec nos conjectures erronées. Mais parfois nous nous approchons suffisamment
près de la vérité pour survivre avec nos conjectures. Et, au niveau humain, une
fois que nous disposons du langage descriptif et argumentatif, nous sommes en
mesure de critiquer nos conjectures de manière systématique. C'est la méthode
scientifique.(3)
Cependant Popper va plus loin que Kant. L'antériorité logique des
" jugements synthétiques a priori " ne conduit pas
nécessairement à une théorie des idées innées (le kantisme n'est pas un
innéisme !) MaisPopper, lui, franchit
le pas allégrement. C'est le côté matérialiste de sa philosophie, même s'il est
bien probable que Sir Karl n'eût
pas apprécié cette caractérisation de sa position. La connaissance scientifique
émerge de l'ensemble du développement biologique de l'humanité et l'on peut
appliquer le schéma darwinien de la sélection naturelle (la survie du plus
apte) à l'histoire des théories scientifiques. Cet évolutionnisme épistémologique
n'est pas sans poser de nombreuses questions, en particulier parce qu'il repose
sur une interprétation biaisée de Darwin, l'interprétation de Spencer, mais on
reviendra plus loin sur cette affaire.
Il reste que
la thèse défendue par Popper est
tout à fait raisonnable. La théorie classique de l'induction - j'aboutis à la
généralité par l'accumulation de cas particuliers - est tout à fait
inacceptable, y compris, d'ailleurs, sur le plan de la psychologie cognitive.
La connaissance est d'abord action de l'esprit et on retiendra la pertinence de
la critique popperienne de l'esprit-seau.(4)
Le problème
du réalisme
Si la
première question est une question de théorie de la connaissance ou
d'épistémologie au sens propre, nous abordons maintenant un domaine qui est à
la frontière entre l'épistémologie et la métaphysique. Avec constance, Popper défend une position réaliste stricte,
c'est-à-dire une position qui affirme que notre connaissance vise l'existence
d'une réalité extérieure à la conscience (ce qui ne veut pas dire que nous
connaissions la chose en soi au sens kantien).
Hormis peut-être certains marxistes,
la plupart des philosophes de profession semblent avoir perdu le contact avec
la réalité.(5)
Les
discussions sur l'existence du monde constituent pour Popper " le plus grand scandale de
la philosophie ". Diderot, à
propos de la philosophie de Berkeley,
parlait de " honte pour l'esprit humain ".Popper ajoute que " Nier le
réalisme, c'est ni plus ni moins de la mégalomanie (la maladie professionnelle
la plus répandue chez les philosophes de métier). "
Cependant,
il y a un problème sérieux : la Logique de la connaissance
scientifique, le livre majeur dePopper n'accorde
d'importance à une théorie que si celle-ci est
" testable ", c'est-à-dire si de la théorie on peut
construire une expérience qui permettrait le cas échéant d'invalider la
théorie. Une théorie prémunie contre tout risque de
" falsification " n'est pas une théorie scientifique. C'est
avec cette conception quePopper refuse
la caractérisation de théorie scientifique tant au marxisme qu'à la
psychanalyse parce que ces deux théories sont prémunies contre tout test qui
pourrait les invalider (la théorie de la résistance dans le cas de la
psychanalyse, la théorie de l'idéologie dans le cas du marxisme). Dans La
connaissance objective, Popper modifie
son point de vue et cette modification est passée inaperçue des thuriféraires
dupopperisme ordinaire. En effet, soutenir
la nécessité d'une position réaliste en philosophie, c'est soutenir une thèse
métaphysique non testable, c'est-à-dire non réfutable. Mais Popper introduit une distinction utile :
si les théories métaphysiques sont non testables, elles peuvent néanmoins être
rationnellement discutables. Bien que non testable, donc, le réalisme présente
de bonnes raisons, des " arguments de poids ",
" bien que non concluantes " dit Popper, d'être retenu comme la seule hypothèse
sensée et l'idéalisme doit être rejeté comme " absurde ".
Je voudrais ici me contentant de citer l'un de ces arguments de poids en faveur
du réalisme :
Si le réalisme - ou, plus
exactement, quelque chose qui se rapproche du réalisme scientifique - est vrai,
la raison pour laquelle il est impossible de le prouver est évidente. La
raison, c'est que notre connaissance subjective, même notre connaissance
perceptive, consiste en dispositions à agir ; et qu'elle constitue donc
une sorte d'adaptation, à titre d'essai, à la réalité ; que nous sommes,
au mieux, des chercheurs et, en tout cas, faillibles. Il n'existe aucune
garantie contre l'erreur. Du même coup, toute la question de la vérité et de la
fausseté de nos opinions et théories perd manifestement tout son sens, s'il n'y
a aucune réalité, si tout n'est que songes ou illusions.(6)
On ne peut s'empêcher
de rapprocher cet argument de la deuxième thèse sur Feuerbach de Marx qui
dit : "La question de savoir s'il faut accorder à la pensée humaine une
vérité objective n'est pas une question de théorie mais une question pratique.
C'est dans la pratique que l'homme doit prouver la vérité, i.e. la réalité
effective et la puissance, le caractère terrestre de sa pensée. La dispute
concernant la réalité ou la non-réalité effective de la pensée - qui est isolée
de la pratique - est une question purement scolastique."(7)
Ce n'est
donc pas tout à fait un hasard si Popper considère
que seuls quelques marxistes n'ont pas perdu le contact avec la réalité.
Popper dans
sa réfutation de l'idéalisme n'est pas non plus très loin de Kant. Ainsi Kant écrit
dans lesProlégomènes :
L'idéalisme consiste à affirmer
qu'il n'y a pas d'autres êtres que des êtres pensants ; le reste des
choses que nous croyons percevoir dans l'intuition ne seraient que des
représentations dans les êtres pensants, auxquelles ne correspondrait en fait
aucun objet situé à l'extérieur. Je dis au contraire : il nous est donné
des choses, en tant qu'objets de nos sens, situés hors de nous, mais de ce
qu'elles peuvent bien être en soi, nous ne savons rien, nous ne connaissons que
leurs phénomènes, c'est-à-dire les représentations qu'elles produisent en nous
en affectant nos sens. Par conséquent je conviens sans doute qu'il y a des
corps hors de nous, c'est-à-dire des choses qui, tout en nous demeurant
totalement inconnues quant à ce qu'elles peuvent être en soi, sont connues de
nous par les représentations que nous procure leur influence sur notre
sensibilité, et auxquelles nous donnons le nom de corps, mot qui désigne ainsi
simplement le phénomène de cet objet inconnu de nous, mais qui n'en est pas
moins effectif. Peut-on appeler cela de l'idéalisme ? Mais c'en est
exactement le contraire.(IV,289)
Autrement
dit, la théorie kantienne de la connaissance est " exactement le
contraire " de l'idéalisme. Bien que nous ne connaissions de la chose
que son phénomène, son existence en dehors de nous, indépendamment de notre
conscience est la présupposition fondamentale de toute connaissance. Il y a des
" corps " et ils sont ce qui est effectif. Le
" réalisme " de Kant ne
peut pas être plus clairement affirmé. Et par la même occasion
l'incompatibilité de Kant avec toutes les formes modernes d'anti-réalisme en
matière de connaissance scientifique.
La vérité
La
vigoureuse défense du réalisme n'oblige pourtant pas à revenir à une ontologie
dépassée. Le réalisme ne nous dit pas que la science produit la vérité du monde
en soi, mais il postule que la science peut progresser et que ce progrès va
vers une connaissance plus vraie du monde. On voit que ce qui est en cause,
c'est donc une certaine conception de la vérité. Popper refuse
le relativisme et le pragmatiste. Il s'appuie sur Tarsky pour
réhabiliter la conception classique de la vérité comme correspondance de la
pensée et des faits. Pour qu'une théorie soit vraie, il faut qu'elle
corresponde aux faits, mais comme toute théorie doit être falsifiable et sera
un jour falsifiée, il n'y a pas de théorie vraie, puisqu'un jour ou l'autre on
présentera de nouveaux faits expérimentaux qui contredisent la théorie. Ainsi
la deuxième partie de l'affirmation semble-t-elle contredire la première
partie ; tandis que le réalisme popperien s'oppose au scepticisme d'une
certaine épistémologie (ou plutôt une anti-épistémologie) moderne, Popper semble alimenter le scepticisme. Popper va donc établir la différence
fondamentale existant entre lui et Hume. Le scepticisme de Hume repose sur
l'idée suivante : puisque (1) l'induction est non valide du point de vue
rationnel et que (2) dans les faits nous fions pour nos actions (et donc pour
nos croyances) à l'existence d'une certaine réalité qui n'est pas complètement
chaotique, il en découle (3) que cette confiance est, eu égard à (1),
totalement irrationnelle et que donc (4) la nature humaine est par essence irrationnelle(8)
Comme (2) ne
repose pas sur (1) et comme le réalisme du sens commun le fait de nous fier à
l'existence d'une certaine réalité qui n'est pas complètement chaotique reste
indemne de toute critique, il en résulte qu'on n'est pas d'obligé d'accepter
(3) et encore moins (4).
Si Popper est prêt à accepter une certaine forme
de scepticisme, c'est dans le sens ancien du terme :
certains sceptiques, comme Cicéron et Sextus
Empiricus, n'étaient pas très éloignés de la position qui est ici
défendue. On pourrait fort bien traduire scpesis par
" examen critique " (bien qu'on le fasse rarement) et
identifier le " scepticisme dynamique " avec
" l'examen critique vigoureux ", ou même en l'occurrence,
" l'examen critique optimiste ", pour autant que cet
optimisme ait une base entièrement rationnelle. "
Un examen
critique vigoureux
Puisque Popper réclame un examen critique vigoureux,
le moment est venu d'y procéder à l'égard des thèses philosophiques défendues
par Popper lui-même.
Je crois
qu'on peut accepter - en tout cas je suis prêt à le faire - les trois
orientations définies précédemment.
1. La
critique de l'induction et la définition de la connaissance comme activité
(contre l'esprit-seau) avec les corollaires concernant le principe de
falsifiabilité des théories, tout cela s'inscrit dans une tradition
rationaliste, qui, de Kant à Bachelard, c'est-à-dire dans toute sa diversité,
reste vivante, en dépit du goût immodéré manifesté ici et là pour l'empirisme
et le positivisme de la philosophie anglo-saxonne dominante. Et ce d'autant
que, lorsque Popper admet que des
théories non scientifiques (parce que non testables) peuvent néanmoins être
discutables rationnellement et présenter un intérêt pour la raison, il refuse
le scientisme qui visait à réduire la tâche de la philosophie à l'élucidation
des propositions scientifiques.
2. Le
réalisme de Popper est également
un acquis solide, car il est une excellente base arrière pour lutter contre les
diverses formes d'irrationalisme et d'obscurantisme qui se profilent derrière
certaines interprétations des sciences. Je n'ai pas l'idée de mettre en doute
l'existence de Berkeley en dehors de ma conscience, ni celle de Heisenberg en dehors de dispositifs
expérimentaux.
3. la
théorie de la vérité comme correspondance présente sans doute des difficultés
bien connues, mais la version modeste qu'en propose Popper me semble difficile à éliminer.
Il reste que
certains développements de Popper sont
très discutables et mériteraient une discussion approfondie. Je me limiterais
ici à trois questions : (1) la théorie des trois mondes ; (2)
l'interprétation du darwinisme et son utilisation en épistémologie ; (3)
la critique du déterminisme.
La théorie
des trois mondes
La thèse du
réalisme, d'une part, la critique de la confusion entre connaissance subjective
et connaissance objective d'autre part, conduisent Popper à une philosophie ni moniste ni dualiste mais
" tripliste " :
1. Le monde physique
2. Le monde
de la subjectivité
3. Le monde
des idées et de la culture humaine dans son ensemble.
Le monde I
découle de la thèse réaliste et II et III de la critique de l'induction et de
la distinction frégéenne entre le contenu objectif de la pensée et l'acte
subjectif de penser.
Or, il me
semble qu'on peut réfuter cette tripartition.
Une première
critique porte sur les confusions que Popper introduit
lui-même dans son propos. D'une part, il affirme que le monde II est une sorte
de monde platonicien des idées, ou plus exactement néo-platonicien,
c'est-à-dire quelque chose qui pourrait se rapprocher de la philosophie de
Plotin. Mais, d'un autre côté, il affirme que le monde III est " un
produit naturel de l'animal humain, comme la toile pour l'araignée. "
Mais tous les produits naturels appartiennent au monde des choses naturelles,
c'est-à-dire physiques. Donc le monde III est un produit naturel du monde I et
donc il appartient nécessairement au monde I et par conséquent il n'y a pas de
monde III. La volonté de Popper de
rester sur le strict terrain de l'épistémologie naturalisation du monde III
se heurte ainsi aux spéculations métaphysiques auxquelles il fait appel, en
recourant du reste à des interprétations assez osées de Plotin.
La
distinction entre les mondes II et III est en outre très précaire. Soit je
considère le monde II du point de vue de ses manifestations phénoménales et
alors en réalité je suis en train de considérer le monde I ; soit je le
considère du point de vue du contenu de pensée et alors je suis dans le monde
III. Le monde de la pensée subjective s'évanouit. Expliquons ce point plus en
détail. J'éprouve, par exemple, un sentiment ou une sensation, il n'y a rien de
plus subjectif. Je contemple le bleu pâle du ciel ; cet état se divise
immédiatement en deux : d'une part l'ensemble des processus physiologiques
(neuronaux particulièrement) qui déterminent mon état interne et d'autre part
les idées qui viennent en arrière-plan puis en avant-plan de la conscience. Dès
que je veux dire quelque chose de mes états internes, je suis obligé d'avoir
recours à des énoncés qui, en tant que tels, appartiennent au monde III. Quand
je dis ou je pense intérieurement " le ciel est bleu ", cet
énoncé correspond à mon état interne ; qu'il soit vrai ou non, que rêve du
bleu du ciel parce que l'été est pourri et qu'il pleut tous les jours, c'est
autre affaire, mais qui n'a rien à voir avec la nature de " le ciel
est bleu ", qui, comme on le sait, est une proposition vraie si et
seulement le ciel est bleu.
Je suis
plutôt d'accord avec Popper dans
sa critique des philosophies de la croyance. Mais si on va jusqu'au bout de la
critique, c'est l'existence autonome d'un monde de la pensée subjective qui est
en cause. Évidemment, tout cela ne nous dit rien de ce phénomène particulier et
si important qu'est la subjectivité, mais dès qu'elle devient un objet de
pensée, elle appartient au monde des idées et de la connaissance objective.
Autrement dit, je ne verrais aucun inconvénient à supprimer le monde II.
Restent en
lice les mondes I et III, le monde physique et le monde des idées. Mais
pourquoi parler de deux mondes différents ? Si les idées et les faits
appartiennent à deux mondes différents, va immédiatement se poser le vieux
problème de la communication des substances. Comment les idées peuvent-elles
correspondre aux faits puisque par nature ce sont deux types de réalités
différentes entre lesquelles il n'y a aucune mesure commune ? Maintenir
deux mondes séparés, c'est tomber sous le coup des critiques de la théorie de
la vérité comme correspondance. Si on veut garder la théorie de la vérité comme
correspondance, ainsi que Popper le
réclame avec raison selon moi il faut renoncer au dualisme. Renoncer au
dualisme, ce n'est pas nécessairement tomber dans le physicalisme : pour
le physicalisme, il n'y a que le monde I. Ce n'est pas non plus devenir un
idéaliste pour lequel n'existe que le monde III, le monde I n'étant qu'une
apparence, un non-être. La solution de type spinoziste est à la plus simple et
évite les apories auxquelles conduit nécessairement la conception de Popper, sans pour autant tomber dans un monisme
réducteur. Spinoza nous dit, en gros, que chaque chose on reste ici
volontairement dans le vague peut être considérée en elle-même, dans sa réalité
matérielle ou comme réalité mentale ; ce ne sont pas deux mondes
différents, mais la même chose considérée sous deux attributs différents.
Je n'entre
pas plus ici dans la théorie spinoziste de la réalité mentale et la théorie de
la vérité qui en découle une théorie de la vérité qui fait la synthèse de la
vérité comme correspondance et de la vérité comme cohérence. Il suffit de
retenir que les trois mondes de Popper constituent
une complication inutile qui affaiblit le sens de son propos le plus important
du point de vue de la théorie de la connaissance et de la défense de la valeur
de la science.
L'épistémologie
darwinienne
La théorie
générale de la connaissance de Popper est
" darwinienne " en deux sens :
1. La
connaissance scientifique émerge chez de l'ensemble du développement
biologique. La connaissance scientifique (et plus générale la capacité qu'a
l'homme de faire retour sur son expérience) est un " avantage
adaptatif " propre à notre espèce.
2. Les
théories scientifiques elles-mêmes évoluent suivant des principes analogues à
ceux de la sélection naturelle.
Ce qu'on
peut contester, c'est l'interprétation que Popper donne
du darwinisme. Il en fait à la fois une tautologie Popper écrit même que " une bonne
partie du darwinisme n'est pas de la nature d'une théorie empirique, mais
plutôt d'un truisme logique " et une téléologie. Cette
double transformation a la même racine : la lecture de Darwin à travers une grille héritée de Spencer.
Sur le
premier point : affirmer que la théorie darwinienne est la théorie qui
fait de la survie des plus aptes le moteur de l'évolution, c'est effectivement
transformer le darwinisme en une pure et simple tautologie, puisque l'aptitude
est définie par la capacité à survivre.
Sur le
deuxième point : c'est la conséquence perverse de l'interprétation
tautologique du darwinisme. La survie des plus aptes serait une expression vide
si on la prenait au pied de la lettre. Mais elle porte un sens sous-entendu,
une surcharge idéologique : les plus aptes sont les plus parfaits, les
plus aptes à mériter de survivre. L'évolution est une évolution orientée qui va
du plus simple au plus complexe, du moins achevé au plus achevé. Ce n'est pas
ce que Darwin dit, car cela
revient à imposer une hypothèse finaliste contradictoire avec le strict
causalisme que Darwin défend avec
constance. Mais c'est la manière dont Darwin a
trop souvent été lu. Et cette interprétation finaliste est celle que porte
l'image de l'arbre comme modèle de la théorie de l'évolution : on part
d'un tronc unique pour aller vers des ramifications de plus en plus fines et
selon un sens donné à l'avance : du bas vers le haut !
Je ne vais
pas reprendre ici cette critique de la vulgate darwinienne qui hypostasie la
" sélection naturelle " comme une puissance existant per
se et qui réintroduit le finalisme dans une théorie qui, pourtant,
était à l'origine dirigée contre toutes les formes de finalisme : car la
véritable originalité de Darwin est
là ; il n'a inventé ni l'évolution, ni l'adaptation au milieu et il
partage avec Lamarck l'idée
erronée selon laquelle c'est l'hérédité des caractères acquis qui rend possible
l'évolution des espèces. Darwin se
sépare radicalement de Lamarck précisément
sur un seul point : le rejet du finalisme et l'adoption d'un causalisme
strict. Or Popper s'inscrit explicitement dans cette interprétation finaliste
de la vulgate darwinienne, cette interprétation finaliste qui, soit dit en
passant, est à la racine de la sociobiologie. C'est ce qu'indique la métaphore
de l'arbre de la connaissance que Popper met en parallèle avec l'arbre de
l'évolution(9)
. C'est ce
qu'indique encore l'insistance mise sur la possibilité d'introduire la
téléologie dans l'explication scientifique et l'affirmation selon laquelle il
faudrait pouvoir " accepter non seulement un lamarckisme simulé mais
aussi un vitalisme et un animisme simulés ". Cette tentative de faire
du finalisme une " première approximation " d'une théorie
bien plus large conduit à des confusions redoutables dans le domaine de la
théorie de l'évolution et ne nous sont pas d'une grande aide pour comprendre
l'évolution des théories scientifiques une analogie n'est pas une
explication.
La question
du déterminisme
Le dernier
point sur lequel il faudrait, me semble-t-il, engager le fer contre le Popper de La connaissance objective est
le problème du déterminisme. La critique du déterminisme qui occupe
principalement le chapitre VI, Des nuages et des horloges, est très
faible et on a du mal à comprendre que Popper soit
retombé dans le méli-mélo le " puzzle philosophique "
selon Popper dont Kant nous avait (définitivement ?) tiré.
Bien qu'il constate l'immense valeur heuristique du " principe de
raison " sur lequel se fonde le déterminisme, Popper se demande comment concilier le
déterminisme et l'affirmation de la liberté humaine. La question se pose
simplement : si nous croyons que le déterminisme est vrai alors nous
sommes des automates et si nous ne sommes pas des automates c'est-à-dire si
nous accordons foi à l'expérience subjective de la liberté alors le
déterminisme est faux. On a peine à croire que Popper ne sache pas que cette
question est traitée dans la Critique de la raison pure et
remise sur le tapis dans les deux autres critiques.
La question
du déterminisme est, en soi, indécidable. Il est impossible logiquement
affirmer le déterminisme physique comme principe absolu, pour une raison
que Popper souligne à juste
titre :
" selon le
déterministe, toute théorie, par exemple le déterminisme, est défendue à cause
d'une certaine structure physique du défenseur (de son cerveau, peut-être). En
conséquence, nous nous trompons nous-mêmes (et sommes ainsi physiquement
déterminés à nous tromper nous-mêmes) chaque fois que nous croyons qu'il existe
des choses comme des arguments ou des raisons qui nous font accepter le
déterminisme. En d'autres termes, le déterminisme physique est une théorie
telle que, si elle est vraie, il est impossible d'argumenter en sa faveur,
puisqu'elle doit expliquer toutes nos réactions, y compris celles que nous
tenons pour des croyances fondées sur des arguments, comme étant dues à des conditions
purement physiques. "
Mais il est
tout aussi impossible de renoncer au déterminisme physique, sauf à renoncer à
la connaissance scientifique elle-même. Car si nous ne pouvons savoir si la
nature en elle-même est gouvernée par le principe de raison, en revanche nous
ne pouvons la connaître qu'en nous appuyant sur le principe de raison. Que le
déterminisme physique " à la Laplace "
cède la place à un déterminisme statistique(10) cela ne change rien sur le
fond, puisque, dans les deux cas, c'est toujours l'esprit humain qui impose ses
lois à la nature. Il est tout à fait regrettable de voir Popper emboîter le pas
aux confusions et aux approximations douteuses nées de l'interprétation de
Copenhague de la physique quantique.
Faute de
rester dans les limites des pouvoirs de la raison pure dans son usage
théorique, Popper est conduit tout
naturellement à formuler sa propre solution au problème du déterminisme,
solution purement métaphysique, parce que non testable. Pour éviter le
" cauchemar " que représente lui le déterminisme physique,
il faut reprendre appui sur le dualisme de Descartes en
lui donnant une nouvelle forme. La théorie de l'évolution est une nouvelle fois
sollicitée pour expliquer l'émergence de l'esprit humain à un certain stade de
l'évolution biologique. Une fois cette émergence de l'esprit acquise, Popper doit se lancer dans ces spéculations
assez gratuites pour expliquer comment l'esprit peut agir sur le corps,
c'est-à-dire comment les significations peuvent piloter les actions humaines.
Cette solution au " problème de Descartes ", c'est-à-dire
la vieille affaire de l'union de l'âme et du corps est très ingénieuse mais
aussi peu convaincante que les précédentes. Ce dernier point n'est pas sans
rapport avec la théorie des trois mondes dont j'ai parlé plus haut et j'y
opposerai les mêmes objections.
Conclusion
Je n'ai
donné ici que les grandes lignes d'une critique qui devrait être développée.
Une critique pour et contre Popper.
Pour Popper quand il défend le
rationalisme et le " réalisme du sens commun " et contre Popper
quand, à l'encontre de ses propres intentions, il nourrit les exploitations
douteuses des théories scientifiques (le darwinisme) ou quand il se noie dans
le " puzzle métaphysique " dont il voulait nous faire
sortir.
NOTES
1. Jacques Bouveresse: article Popper ;
supplément 1988 de l'Encyclopedia Universalis.
2. Karl Popper: La connaissance
objective, traduction intégrale et préface de Jean-Jacques Rosat,
Flammarion, collection Champs, 1998 ; précédente édition : Aubier,
1991. Les trois premiers chapitres avaient été publiés sous le même titre aux
éditions Complexe (1977).
4. " Notre esprit est un
seau ; à l'origine, il est vide ou à peu près ; et des matériaux
entrent dans ce seau par l'intermédiaire de nos sens (ou éventuellement à
travers un entonnoir pour le remplir par en haut) ; ils s'accumulent et
son digérés. Dans le monde philosophique, cette théorie est mieux connue sous
le nom plus digne de théorie de l'esprit comme tabula rasa. "
5. Il ajoute : " les
marxistes n'ont fait qu'interpréter diversement le marxisme ; mais ce qui
importe c'est de le transformer ". Cette variante parodique, due à
Hochhuth, de la onzième thèse sur Feuerbach est, comme le dit Popper,
" pleine d'à-propos ".
7. Les deux premières thèses doivent
être citées ici en entier pour qu'on en comprenne complètement le sens. Je
donne ici la thèse I (dans la traduction de George Labica). " I - Le
défaut principal, jusqu'ici de tous les matérialismes (y compris celui de
Feuerbach) est que l'objet, la réalité effective, la sensibilité, n'est saisi
que sous la forme d'objet ou de l'intuition ; mais non pas comme activité
sensiblement humaine, comme pratique, non pas de façon subjective. C'est
pourquoi le côté actif fut développé de façon abstraite, en opposition au
matérialisme, par l'idéalisme - qui naturellement ne connaît pas l'activité
réelle, effective, sensible, comme telle. Feuerbach veut des objets sensibles -
réellement distincts des objets pensés : mais il ne saisit pas l'activité
humaine elle-même comme activité objective. C'est pourquoi il ne considère,
dans L'essence du christianisme, que l'attitude théorique comme vraiment
humain, tandis que la pratique n'est saisie et fixée que dans sa manifestation
sordidement juive. C'est pourquoi il ne comprend pas la signification de
l'activité " révolutionnaire ", de l'activité
" pratique critique ". "
8. voir Les deux visages du
sens commun, page 171
9. Voir chapitre VII, L'évolution
et l'arbre de la connaissance.
10 On pourra sur cette question se reporter à
l'ouvrage de Alexandre Kojève, L'idée du déterminisme dans la physique
classique et dans la physique moderne
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